Conférence de Denis Darzacq – à la recherche de l’équilibre

L’artiste Denis Darzacq est venu, dans le cadre d’un workshop qu’il mène avec les étudiant·es de la CPES-CAAP du lycée Valin, donner une conférence durant laquelle il aura présenté plus de trente années de travail artistique dans le champ de la photographie.

Denis Darzacq est né en 1961 à Paris où il vit et travaille. Il est un photographe qui explore sans relâche la relation entre l’homme et son environnement, entre le corps et les espaces qu’il traverse. Son travail se situe à la frontière du documentaire et de la mise en scène, oscillant entre observation sociale et questionnement existentiel. À travers son travail photographique, il cherche à comprendre la place de l’individu dans une société en mutation constante. 

Only Heaven (1994-1998), Denis Darzacq / Agence VU

Dans sa série Only Heaven (1994-1998), il explore les marges de la société et plonge dans le monde de la nuit. L’artiste y capture des visages isolés, des corps suspendus dans la lumière artificielle des clubs et des raves party. Le titre fait référence au célèbre club gay Heaven, un lieu à la fois de liberté et d’intimité, où l’individu échappe pour un instant au regard normatif du monde extérieur. Armé d’un matériel lui permettant de se fondre dans la foule, sans utiliser de flash, Darzacq saisit des expressions naturelles, presque volées — des visages relâchés, absorbés par la musique ou la danse. Ces images, souvent floues, traduisent une forme d’incompréhension face au monde : une vision trouble, une perception vacillante de la réalité. Ce flou devient alors langage, symbole d’une distance entre le photographe et la société. On retrouve ici une parenté avec Nan Goldin, que Darzacq admire profondément, même si chez elle, la netteté crue des images au flash remplace le flou poétique de son regard.

Ensembles, (1997-2000) – Denis Darzacq / Agence VU

Dans Ensembles (1997-2000), la lumière du jour remplace celle des néons. Darzacq observe cette fois les comportements des individus dans l’espace public. Il garde pourtant la même posture : celle de l’observateur discret. Depuis un point en hauteur, à l’aide d’un téléobjectif, il saisit des scènes anodines où tout devient sujet. Il n’y a plus de hiérarchie dans l’image : chaque fragment de réalité a la même valeur, chaque geste banal devient digne d’attention. Par contraste avec Only Heaven, ici, tout est net, clair, frontal. Le regard du photographe se détache de la nuit et du flou pour embrasser la multiplicité du réel.

Avec la série Nus (2003), Darzacq confronte les corps nus à l’univers urbain. C’est une opposition directe entre la nature et la culture, entre la fragilité humaine et la rigidité architecturale. Le corps n’est plus un objet de désir, mais un être démuni, parfois dérangeant. Être nu devient ici un état intérieur : une mise à nu de soi face à un monde en mutation. Les modèles ne posent pas, ils avancent, marchent vers quelque chose — une quête, une direction, peut-être une échappée. C’est aussi la première fois que l’artiste compose de véritables mises en scène, marquant un passage du documentaire à une forme plus introspective.

La Chute (2006) – Denis Darzacq / Agence VU

Dans La Chute (2006), Darzacq fige des danseurs de hip-hop dans un instant suspendu. Le corps en apesanteur devient métaphore d’une condition sociale. Ces jeunes, souvent issus de la banlieue, semblent défier la gravité autant que les déterminismes. Le photographe interroge : les laissons-nous tomber ou leur permettons-nous de s’élever ? Le cadrage est frontal, les visages souvent invisibles — l’essentiel est dans le mouvement, pas dans l’identité. Le décor disparaît, l’espace devient abstrait. L’artiste cherche la pureté du geste, une forme de vérité dépouillée. À travers un simple saut capté à 1/500e de seconde, Darzacq transforme le réel en parabole.

Hyper (2007) Denis Darzacq / Agence VU

Hyper (2007), prolongement direct de La Chute, transpose ces corps dans le décor froid et géométrique du supermarché. L’éclat artificiel des néons et la répétition des produits construisent un univers aseptisé, symbole de la consommation de masse. Au milieu de cet ordre parfait, les corps flottent, inutiles, presque absurdes. Leurs gestes n’ont plus de fonction — ils deviennent poétiques dans un lieu dominé par la marchandise. La lumière blanche, glaciale, accentue la neutralité du lieu et le contraste avec la vitalité humaine. Darzacq oppose ici la rigueur marchande au désordre du vivant.

United Kingdom, West Yorkshire, Bradford, 2010 From the book ACT
ACT N° 37, Susan Middleton and Alan Clay. – Denis Darzacq / Agence VU

Avec Act I (2009-2011),le photographe donne la parole — ou plutôt la posture — à des modèles en situation de handicap. Ici, ils ne sont plus objets de regard, mais acteurs à part entière. Le titre joue sur l’ambiguïté du mot “acte” : agir, jouer, exister. Chaque modèle trouve une place, un équilibre propre. La présence des prénoms dans le titre des œuvres renforce cette reconnaissance individuelle. Darzacq cherche moins à montrer la différence qu’à révéler une autre manière d’habiter l’espace. Ce projet, empreint d’une grande humanité, témoigne du plaisir simple d’être ensemble, de créer sans hiérarchie ni pitié.

France, Paris, 04 July 2015 From the series Act 2. Juliette Gernez. –
Denis Darzacq / Agence VU

Act II (2015) prolonge cette réflexion. Des corps valides, ceux des danseur·euses de l’Opéra de Paris rejouent les postures des modèles handicapés, interrogeant à leur tour la norme, la mimésis, la capacité du corps à s’inspirer de l’autre. L’imitation devient hommage, dialogue entre les expériences et les formes.

France, 2014-2015 Double Mix N°01. Montage photographie et céramique.
Darzacq et Lünemann / Agence VU

Doublemix (2014-2015) est une collaboration avec la céramiste Anna Iris Lüneman, dans laquelle l’artiste engage un dialogue entre les disciplines. La photographie, fragile et éphémère, rencontre la céramique, solide et durable. Ce mariage inattendu fait naître un espace de tension et d’équilibre : entre le figé et le vivant, le tangible et le fugace. Ensemble, ils explorent la porosité des arts, sans chercher à raconter une histoire — simplement à faire coexister deux langages qui se répondent, dans un même souffle de liberté.

Feuilles – Sculptures photographie sublimée sur aluminium , 2021
Denis Darzacq / RX Galerie

Enfin, avec Absence (2018-2020), puis Feuilles (2021), Darzacq s’éloigne de la figure humaine. Une inondation accidentelle détruit une partie de ses photos, mais de cette perte naît un nouveau geste artistique. L’artiste transforme le hasard en matière : les déformations, les taches, les effacements deviennent des compositions abstraites, pleines de couleur et de mouvement. Ce passage à l’abstraction a dérouté le public, habitué à ses scènes photographiques. Pourtant, c’est peut-être là que réside la plus grande liberté de l’artiste : créer sans obligation de sens, sans narration imposée. Ces œuvres oscillent entre photographie, sculpture et peinture, abolissant les frontières entre les médiums.

Denis Darzacq traverse son œuvre comme on traverse une ville : avec curiosité, avec inquiétude parfois, mais toujours avec une forme de douceur lucide. Qu’il photographie des danseurs, des passants ou des fragments de matière, il parle toujours de la même chose : la place de l’homme dans un monde en mouvement.

Avec Denis, nous avons également lancé un travail intitulé images concrètes où l’on doit trouver un moyen de produire une image mais d’une façon matérielle. Il s’agit de rendre tangible ce qui souvent, du fait du travail numérique ne l’est pas, reste une abstraction stockée dans nos appareils. Ce projet invite à quitter la surface du papier ou de l’écran pour donner une présence physique à la vision, une épaisseur, une texture, une matérialité. Ainsi, ce travail ouvre un champ de réflexion très large : entre image et objet, représentation et réalité, idée et matière. Il ne s’agit plus seulement de montrer, mais de faire exister.

Il revient le 4 novembre pour qu’on lui présente le fruit de notre travail et pour exposer avec Anna Iris Lüneman le fruit du leur, réalisé en résidence à la Maison François Méchain, aux Eglises d’Argenteuil près de Saint-Jean D’Angély, à travers l’exposition Pollinisation dans la galerie du lycée, jusqu’au 4 décembre 2025.

Compte-rendu de la conférence donnée le 9 octobre 2025 par Zayane Brunelle et Mao Guilbaud